Jusqu’au 22 juillet, la librairie Quilombo (ouverture du mardi au samedi, de 13 à 20 heures), 23, rue Voltaire, Paris 11e, accueille une exposition consacrée à Destin (432 p., 23 euros, infos) d’Otto Nückel, réédité par les éditions Ici-bas.
Aux côtés de Frans Masereel et Lynd Ward, Otto Nückel compte parmi les auteurs classiques du roman graphique sans paroles, un genre créé dans les années 1920 qui doit autant au cinéma muet qu’à l’expressionnisme. Dans Destin, en plus de 200 gravures sur plomb, l’artiste déploie la destinée tragique d’une femme née dans la misère – dont rien ne parviendra à la délivrer. Avec cet ouvrage époustouflant de maîtrise graphique et narrative, Otto Nückel signe sans aucun doute son chef-d’œuvre.
Extrait de la préface
Destin est un livre sur les femmes. Destin est un livre sur la pauvreté. Destin, ce sont 200 gravures magnifiques accompagnées d’un nombre très limité de mots. Destin a paru pour la première fois en 1926, mais il n’a rien perdu de sa pertinence. Parce que Destin décrit une forme d’oppression persistante qui requiert aujourd’hui encore toute notre attention.
Cette histoire en images appartient à une tradition du XXe siècle, celle des romans sans paroles généralement exécutés en gravures sur bois, dont les plus connus sont peut-être Mon livre d’heures de Frans Masereel et God’s Man de Lynd Ward.
Ces récits graphiques racontent souvent la vie pleine et entière d’un personnage, du berceau jusqu’au tombeau. Les protagonistes sont des « héros de la classe ouvrière » qui naissent et s’éteignent dans l’indigence. D’autres récits mettent en scène une classe moyenne qui tire le diable par la queue, tandis que d’autres encore nous montrent par exemple la souffrance d’un simple soldat envoyé au front.
Les romans sans paroles appartenaient à un mouvement artistique animé par une conscience sociale. On y trouve les gravures de Käthe Kollwitz, les fresques de Diego Rivera ou encore les illustrations de George Grosz. Aux XIXe et XXe siècles, ces artistes ont opéré une rupture avec des siècles de peinture européenne, dans laquelle les rois et les reines, les dieux et les saints étaient au centre des représentations. Cette nouvelle forme d’art a fait du prolétariat son sujet principal. Ce courant artistique parlait du « peuple ».
Les romans sans paroles ont été une inspiration immense pour des artistes de la bande dessinée expérimentale des années 1980 comme moi, Peter Kuper, Eric Drooker, Paula Hewitt ou Sabrina Jones. Cette forme d’art narratif était à nos yeux politiquement engagée et aisément compréhensible. Elle représentait une alternative à l’abstraction académique que les critiques et les écoles soutenaient alors. Je crois que nous aimions aussi le noir et blanc tranché, l’exagération, l’impudence.
Mais les dessins de Nückel dans Destin n’ont ni l’immédiateté de Masereel ni la dramaturgie de Ward. C’est une œuvre tout en subtilité visuelle et en complexité narrative […].À une époque où les élites libérales semblent avoir perdu de vue les origines populaires des politiques progressistes, les dessins d’Otto Nückel servent de rappel et d’avertissement : le destin d’une grande majorité de gens est déterminé par la classe sociale dans laquelle elle naît !
Seth Tobocman