Introduction à la Table Ronde Actualité des pratiques libertaires dans les luttes contre les projets inutiles
FLAM – Foire aux livres anarchistes de Marseille
Samedi 7 novembre 2015
Nous assistons depuis déjà quelques années à un ensemble de luttes dont chacune est tout à fait singulière, tout à fait particulière, mais qui ont quand même un air de famille suffisamment prononcé pour que l’on puisse les rassembler, les regrouper, sous un même toit.
Cela va du “Non au barrage de Sivens » jusqu’au “No-TAV du Val de Suse », en passant par le “Non à l’aéroport de Notre Dame des Landes”, le “Non aux lignes de THT”, ou le “Non aux mines d’or de la Calcídica” près de Salonique, et tout cela parmi bien d’autres exemples d’un radical refus d’obtempérer.
Comme je n’ai participé à aucune de ces luttes, — que je trouve commode d’appeler provisoirement “luttes zadistes” —, je ne peux fournir ni témoignage ni expérience, donc, rien de descriptif, rien de vécu. Je ne peux qu’essayer d’en explorer quelques aspects de façon purement spéculative.
Alors voilà, une caractéristique qui est commune à l’ensemble des luttes zadistes c’est qu’elles sont liées à la défense d’un territoire, d’un environnement, d’un mode de vie, contre des opérations qui lèsent les populations locales et les écosystèmes existants. Elles prennent donc place en milieu rural ou, en tout cas, en dehors des grandes agglomérations urbaines.
Ces caractéristiques les rattachent, bien entendu, aux mouvements écologistes, et elles prennent effectivement appui sur l’essor de la sensibilité envers l’environnement, et sur la critique d’un modèle de développement et de croissance qui est de plus en plus contesté.
Cependant, elles présentent aussi d’autres caractéristiques qui les font déborder d’une simple inscription dans le cadre écologiste, fût-il radical.
Ce sont précisément ces autres caractéristiques qui permettent de les rattacher à certaines luttes qui, elles, se déroulent en milieu urbain, telles que la révolte de la place Taksim en plein cœur d’Istanbul en 2013, ou la révolte du quartier de Gomonal dans la ville espagnole de Burgos en 2014, ou encore la défense du Centre Social Autogéré de Can Vies qui mobilisa le quartier barcelonais de Sants, l’année dernière.
Il s’agit dans tous les cas de la défense d’un certain espace contre une opération d’aménagement ou contre une intrusion, mais il s’agit également dans tous les cas, aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain, de la mise en œuvre de pratiques assez semblables qui en appellent, notamment, à l’horizontalité, aux rapports non hiérarchiques, ou à l’action directe.
Un élément important de ces pratiques consiste en ce qu’elles placent le locus des décisions concernant les luttes au sein même de ces luttes, faisant en sorte que les décisions soient élaborées en commun et directement par les collectifs qui y sont physiquement engagés…
Par conséquent : porte close et fin de non-recevoir face à toute consigne qui proviendrait de l’extérieur des luttes…
Si une certaine parenté se manifeste entre les luttes zadistes et certaines luttes en milieu urbain c’est peut-être parce qu’elles font partie d’un même schéma général, d’un même type de phénomène subversif. Une nouvelle modalité qui engloberait également les mouvements surgis à la fin des années 1990-début des années 2000 contre les sommets néo-libéraux, et qui s’étendrait aussi aux occupations des places en 2011 à Madrid, à Barcelone, ou à New York.
Les similitudes entre ces différents combats finissent donc par constituer un ensemble assez vaste dans lequel se manifeste, à mon avis, le nouvel éthos subversif de l’époque actuelle. Ce qui caractérise cet ensemble de luttes, dont l’air de famille ne devrait quand même pas masquer la diversité, l’hétérogénéité, c’est un nouveau rapport au politique sur le double plan de l’idéologie et des pratiques.
En effet, la traditionnelle insertion des luttes dans la sphère de l’idéologie politique se déplace vers leur ancrage dans des problèmes spécifiques et dans le concret. Les pratiques prennent, pour ainsi dire, le devant sur le discours, l’inscription idéologique des acteurs n’est plus l’élément principal, et c’est pourquoi ces mouvements sont marqués par une transversalité politique assez prononcée.
En fait, il est assez facile de voir que ces luttes établissent un certain écart par rapport à deux des grands axes sur lesquels se situaient auparavant la plupart des luttes.
D’un côté, leur lieu n’est plus celui des centres de production industrielle, ou des grandes compagnies de services, elles ne sont pas intérieures au tissu productif de type industriel, et, surtout, les revendications ne sont plus liées essentiellement au travail, que ce soit en termes de salaires ou de conditions.
D’un autre côté, ces luttes s’éloignent aussi d’un deuxième grand axe traditionnel qui est celui de la revendication de droits. Qu’il s’agisse de droits civils comme dans les luttes contre les discriminations en raison d’origine ou de sexe, ou qu’il s’agisse de droits d’autodétermination comme dans les combats pour l’indépendance.
Une autre particularité de ces luttes c’est qu’elles s’inscrivent dans une logique de la contention plutôt que dans une logique cinétique, une logique du “mouvement”. En effet, il s’agit de “faire barrage” au lieu de chercher les moyens “d’avancer”, ou même “d’avancer plus vite…”.
Si bien que les stratégies globales tendues vers le but du grand changement social radical, et qui étaient donc tendues vers le futur, se déplacent vers des stratégies ancrées sur l’ici et le maintenant. Le principe actif, le moteur, qui anime ces combats ne mobilise plus l’imaginaire “d’avancer vers…” mais celui de “bloquer le pouvoir…” ici et tout de suite, et c’est pourquoi je parle de “contention”.
Il est vrai, par ailleurs, que le débat qui opposait les agendas des luttes globales aux agendas des actions locales a perdu aujourd’hui de son acuité, mais le fait que les luttes zadistes s’articulent sur le plan du local pourrait peut-être jeter un doute sur leur efficacité à une époque ou la globalisation est, plus que jamais, à l’ordre du jour.
Pourtant, c’est précisément parce que tout est interconnecté de manière de plus en plus inextricable que des fluctuations purement locales peuvent réussir à envahir tout le système. Jadis, l’onde d’expansion ou de propagation des perturbations locales s’épuisait assez rapidement, et les effets de ces perturbations étaient voués à demeurer strictement locaux. Aujourd’hui, leur retentissement peut être immédiat, démesuré et imprévisible.
Cela veut dire que les éventuelles retombées globales des luttes locales de type zadistes sont donc tout à fait possibles, d’autant plus que ces luttes agissent localement, certes, mais sur des phénomènes et sur des processus qui, eux, sont de nature globale.
Pour conclure, je voudrais mentionner un dernier point qui me semble important.
Je partage tout à fait l’idée, défendue par le Comité invisible, selon laquelle le pouvoir réside de moins en moins dans les institutions politiques classiques, tels que les Parlements, les États, les Gouvernements (et j’ajouterai même, ce qui est un peu plus risqué, les Institutions financières). Il a abandonné ces figures et il réside de manière de plus en plus importante dans les grandes infrastructures qui canalisent et qui conditionnent notre vie quotidienne.
En effet, étant devenues incontournables, omniprésentes, incrustées dans la chair de nos sociétés ce sont les grandes infrastructures constituées par les voies et les réseaux de transport, transport d’objets, de marchandises, de personnes, mais aussi transport de fluides, d’énergie, d’images, d’information, de signaux, ou de communication, qui règlent aujourd’hui une bonne part des processus sociaux.
Je crois que nous ne pouvons pas espérer changer radicalement notre mode de vie si nous ne visons que la transformation du champ politique, d’une part, et des structures économiques, d’autre part, et si nous ne nous soustrayons pas, en même temps, à l’emprise de ces grandes infrastructures.
Pour peu qu’il y ait du vrai dans cette manière de penser les choses, peut-être pourrait-on voir dans les combats zadistes l’amorce d’une migration des luttes, qui déserteraient la scène de l’affrontement politique classique pour s’aventurer sur le terrain de la subversion des infrastructures, et de leurs technologies.
Peut-être que les vieux Luddites n’avaient pas tout à fait tort, et qui sait si nous n’aurions pas intérêt, non pas à les copier, mais à nous en inspirer.
Et puis, encore une toute dernière observation liée à la croissante territorialisation des luttes. Territorialisation, au sens de l’importance acquise par les “territoires” en tant qu’ils sont à la fois “enjeux”, mais aussi, “terrain de jeu” des luttes.
Au vu de l’importance prise par le territoire on pourrait penser que c’est un peu comme si la société liquide produisait ses propres anticorps, et nous incitait à rechercher des ancrages solides, fortement rivés au sol.
En ce sens, la croissante importance prise par les territoires serait, en quelque sorte, la contrepartie à la croissante liquéfaction de nos sociétés.
Tomás Ibañez